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Le soleil se couchait sur la mer Egée tandis que le bateau débouchait du détroit des Dardanelles parmi le labyrinthe des îles grecques. Un petit vent chaud soufflait, agitant la légère houle. Les dernières traînées rosées disparurent bientôt : le ciel et la mer se fondirent en un épais manteau de noir. La lune ne s’était pas encore levée, et, pour seules lumières, il y avait celles des étoiles et du rayon du phare de Lesbos.
Le capitaine James Mangyaï, commandant le cargo Venice, était sur la passerelle. Il jeta un coup d’œil vers l’écran du radar, constatant avec soulagement qu’il n’y avait pas d’autres bâtiments à proximité.
Depuis qu’il avait quitté le port d’Odessa sur la mer Noire, à quelque 600 milles de là, l’inquiétude ne l’avait pas lâché, Il commençait tout juste à se détendre. Les Russes n’oseraient rien entreprendre dans les eaux grecques.
Le Venice était sur son lest, n’ayant pour toute cargaison que les caisses d’or remises par le gouvernement soviétique à Mme Bougainville. Sa destination était Gênes où les lingots devaient être déchargés en secret pour gagner Lucerne.
Le capitaine entendit les bruits de pas sur le pont derrière lui et il reconnut la silhouette de son second, Kim Chao, dans la vitre.
« Que pensez-vous des conditions de navigation, Mr. Chao ? » demanda-t-il sans se retourner.
Chao parcourut les bulletins météo et répondit d’une voix réfléchie :
« Mer calme pour les douze prochaines heures. Les prévisions à plus de vingt-quatre heures semblent également bonnes. Nous avons de la chance. D’habitude, les vents du sud sont beaucoup plus forts à cette époque de l’année.
— Nous aurons besoin de conditions très favorables si nous voulons toucher Gênes dans les délais fixés par Mme Bougainville.
— Pourquoi tant de hâte ? s’étonna le second. Nous ne sommes pas à quelques heures près.
— Ce n’est pas l’avis de notre employeur, répliqua sèchement le capitaine. Elle ne tient pas à ce que notre chargement reste en transit plus que nécessaire.
— Le chef mécanicien est furieux. Il affirme que si on continue à cette allure, ses chaudières vont exploser.
— Il voit toujours les choses en noir.
— Vous n’avez pas quitté la passerelle depuis Odessa, capitaine. Laissez-moi vous relayer. »
Mangyaï accepta avec reconnaissance :
« Un peu de repos ne me fera pas de mal. Mais avant, il faut que j’aille rendre visite à notre passager. »
II laissa Chao sur la passerelle et descendit trois ponts pour s’arrêter devant une lourde porte d’acier au bout d’une coursive. Il appuya sur le bouton d’un haut-parleur vissé à la cloison.
« Mr. Hong, c’est le capitaine Mangyaï. »
La porte s’entrouvrit sur un visage rond muni d’épaisses lunettes. L’homme regarda autour de lui d’un air soupçonneux.
« Ah ! oui, capitaine. Entrez, je vous prie.
— Vous n’avez besoin de rien, Mr. Hong ?
— Non, je suis très bien installé, je vous remercie. »
L’idée que Hong se faisait du confort différait sensiblement de celle de Mangyaï. Une valise glissée sous un lit de camp, une couverture, un petit réchaud électrique avec une théière et une planche sur des tréteaux jonchée d’appareils de mesure constituaient les seuls éléments indiquant que cet endroit était habité. Le reste de l’espace était occupé par des caisses de bois et des lingots. L’or était empilé sur plusieurs rangées. Quelques lingots étaient en cours d’analyse à côté de caisses ouvertes portant l’inscription :
FRAGILE — MERCURE
SUZAKA CHEMINAL COMPANY LIMITED
KYOTO, JAPON
« Vous vous en sortez ? demanda le capitaine.
— J’aurai tout examiné et remballé quand nous atteindrons notre destination.
— Combien de faux lingots les Russes ont-ils glissés dans le lot ?
— Aucun, répondit Hong en secouant la tête. Il y a le compte et tous ceux que j’ai vérifiés sont parfaitement purs.
— C’est étrange qu’ils se soient montrés si accommodants. La cargaison est arrivée à l’heure prévue, les dockers l’ont chargée sans incidents et nous avons pu lever l’ancre sans les tracasseries administratives habituelles. Je n’ai jamais connu une telle efficacité depuis que j’ai affaire aux autorités portuaires soviétiques.
— Mme Bougainville a peut-être beaucoup d’influence au Kremlin.
— Peut-être, fit Mangyaï d’un air sceptique tout en examinant avec curiosité les piles de métal jaune. Je me demande ce qu’il y a derrière cette transaction.
— Je me garderais bien de poser la question », répliqua Hong en enveloppant soigneusement un lingot avant de le déposer dans sa caisse.
A cet instant, une voix s’éleva dans le haut-parleur :
« Capitaine, vous êtes là ? »
Mangyaï alla ouvrir. L’officier radio attendait derrière la porte.
« Qu’y a-t-il ?
— Je pensais que vous souhaiteriez en être informé, capitaine. Quelqu’un brouille nos communications.
— Vous êtes sûr ?
— Oui, monsieur, répondit le jeune officier. J’ai réussi à localiser la source. Elle se trouve à moins de 3 milles par bâbord devant. »
Mangyaï s’excusa auprès de Hong puis se précipita sur la passerelle. Le second, Chao, était tranquillement installé dans un haut fauteuil pivotant, surveillant les instruments de navigation sur la console informatisée.
« Vous avez des contacts avec d’autres bâtiments, Mr. Chao ? » demanda le capitaine.
Si le second fut surpris par la soudaine réapparition de Mangyaï, il n’en manifesta rien.
« Aucun contact visuel, et aucun par radar, monsieur.
— Profondeur ? »
Chao regarda le chiffre indiqué par la sonde.
« 50 mètres », annonça-t-il.
La vérité dans toute son horreur apparut brusquement à Mangyaï. Il se pencha sur la carte et vérifia leur position. Le Venice passait juste au-dessus du banc de Tzonston, l’une de ces nombreuses régions de la mer Egée où les fonds se situent entre 30 et 50 mètres, assez pour garantir le passage des navires tout en permettant des opérations de renflouage relativement aisées.
« Cap sur les eaux profondes ! » s’écria-t-il.
Chao le dévisagea avec stupéfaction.
« Pardon, monsieur ? »
Le capitaine allait répéter son ordre quand les mots s’étranglèrent dans sa gorge. Deux torpilles frappèrent la salle des machines et explosèrent, provoquant des dégâts irrémédiables. L’eau s’engouffra aussitôt par les énormes brèches de la coque. Le Venice frémit et entama son agonie.
Il ne lui fallut que huit minutes pour mourir, sombrant par l’arrière. Les flots indifférents se refermèrent sur le cargo pour l’éternité.
A peine avait-il disparu qu’un sous-marin faisait surface, balayant la mer de son projecteur. Les rares survivants, accrochés à des épaves, furent froidement abattus à la mitrailleuse. Les cadavres coulèrent. Des canots furent alors mis à l’eau et, guidés par le faisceau lumineux, sillonnèrent la zone du naufrage durant plusieurs heures pour récupérer tous les débris qui flottaient.
Lorsqu’il ne resta plus aucune trace du Venice et de son équipage, le projecteur s’éteignit et le sous-marin plongea vers l’abri des ténèbres.